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Christine Lagarde
The President of the European Central Bank
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Entretien avec Madame Figaro

Entretien accordé par Christine Lagarde, Présidente de la BCE, à Morgane Miel le 13 juillet 2022 et publié le 25 août 2022

25 août 2022

Madame Figaro : Les deux années passées, qui marquent aussi le début de votre mandat, ont été éprouvantes : à la crise sanitaire s’est ajoutée la guerre en Ukraine et, par ricochet, l’inflation galopante de ces derniers mois. Comment les avez-vous traversées ?

Christine Lagarde : Quand je me retourne sur ces derniers mois, ce que je perçois en particulier, c’est le sentiment d’être toujours sur le pont, en alerte. Pourtant, quand j’ai pris mes fonctions à l’automne 2019, mon prédécesseur, Mario Draghi, m’avait prévenue : « Ce sera relativement calme, le programme d’achat d’actifs a été réamorcé avec un volume de 20 milliards par mois, cela devrait nous permettre de continuer de remplir notre objectif de stabilité des prix ». Puis en février 2020, nous étions au G20 à Riad, nous avons commencé à apprendre que le nord de l’Italie fermait des villes et des régions face au Covid. A partir de ce moment-là, nous avons été constamment dans l’urgence de la réponse. La pandémie n’était pas à proprement parler du domaine de la BCE mais, par nécessité, nous avons dû mettre en œuvre une politique monétaire extrêmement rapide et puissante pour permettre la poursuite de l’activité même en demi-sommeil, et éviter la destruction de tout un pan de l’économie. Deux ans plus tard, alors que la reprise s’amorçait, que l’on retrouvait une perspective de stabilité et un peu de répit, à nouveau, la guerre en Ukraine nous a précipités dans l’urgence.

Avez-vous eu le sentiment de perdre la maîtrise des événements ?

Non, car il y a un élément d’adrénaline évident dans les crises. Dans la tempête, chaque membre de l’équipage est à son poste au maximum de ses capacités et de ses compétences. Vous faites l’impasse sur les petites rivalités, les territoires de chacun, car la situation l’exige. Et puis, l’urgence concentre l’énergie et demande une faculté d’engager toutes les équipes dans la bonne direction. C’est un catalyseur de sang-froid : ce n’est pas le moment de se poser des questions métaphysiques, il faut analyser les faits, essayer de comprendre ce qui est juste dans les données dont nous disposons − ce n’est pas le plus facile − et trouver les réponses.

Y a-t-il un moment que vous gardez en mémoire ?

Peut-être celui de mars 2020, où nous avons conçu le PEPP (pandemic emergency purchase programme, programme d’achats d’urgence face à la pandémie, NDLR). Tout s’est joué en 48 heures. Nous étions en confinement complet et avons travaillé par téléconférence, sur haut-parleur, sans écran. On était 25 décideurs (les membres du Conseil des gouverneurs, NDLR) au bout du fil. Un des membres du directoire habite le même immeuble que moi. Il a eu la gentillesse de passer chez le boulanger du coin car il s’est dit qu’il y aurait sûrement un peu d’heures supplémentaires à prévoir, et il a sonné à ma porte avec des gâteaux, et nous nous sommes retrouvés ce soir-là tous les deux autour de ma table de cuisine à travailler jusqu’au matin. C’est ainsi que le programme est né.

A quel moment vous êtes-vous dit : « C’est la bonne décision » ?

Je ne pense pas nécessairement en ces termes. Nous sommes quand même 25 autour de la table, je ne suis pas seule à décider. Ce qui compte surtout, à la fin de la nuit, c’est l’espoir d’avoir fait tout ce qu’on pouvait, du mieux que l’on pouvait.

Lors de votre premier entretien pour Madame Figaro, vous étiez ministre de l’Economie, en pleine crise des subprimes. Puis vous avez remplacé Dominique Strauss-Kahn au pied levé au FMI, dans les conditions que l’on connaît. Avec la pandémie, vous avez dû faire face à une récession majeure. Le rôle de super pompier finit-il par vous plaire ?

(Rires) De crise en crise on s’aguerrit, on améliore sa capacité de réaction − du moins je l’espère. Je remarque surtout que, par hasard ou nécessité, on fait souvent appel à des femmes quand il y a une crise. Comme le disait Eleonor Roosevelt : « A woman is like a tea bag you can’t tell how strong she is until you put her in hot water » (« Une femme, c’est comme un sachet de thé, vous ne savez jamais à quel point elle est forte jusqu’à ce que vous la plongiez dans l’eau bouillante »). Il y a de cela.

Les décisions que vous prenez ont une incidence directe sur la vie des Européens, rendant leurs crédits plus chers et risquant de réduire la croissance. Or il faut éviter une nouvelle récession... Ressentez-vous le poids de cette responsabilité ?

Oui, absolument. Je continue à faire mes courses au supermarché, à payer évidemment mes factures, notamment celles du gaz, et à rencontrer des gens sur les marchés, car ici, à la BCE, la vie est un peu à part, édulcorée, rythmée par les modèles économétriques, les projections. J’avance avec le sens du devoir et le sentiment d’humilité. En termes de résultat, je ne suis pas inquiète, je sais que l’on reviendra à un taux d’inflation proche de 2 %, mais quand ? A quel horizon ? Et avec quel impact ? On ne peut plus se fonder religieusement sur les prévisions fournies par nos modèles − ces deux dernières années, elles ont dû sans cesse être revues à la hausse. Il y a des éléments que les modèles n’intègrent pas. C’est le principe de l’imprévu. Il faut donc être à la fois attentif aux indicateurs traditionnels et en même temps à l’écoute des données empiriques et de ce que l’on anticipe, en termes de géopolitique, d’évolution des prix de l’énergie, de démographie.

Cela demande de développer sa propre vision…

Oui, c’est là qu’intervient « l’élément d’appréciation ». Je crois avoir dit que la politique monétaire était à la fois une science et un art. On n’est pas des machines, des robots : bien sûr, on utilise les outils à notre disposition, l’ensemble des données, les indicateurs produits par nos modèles, mais cela ne suffit pas.

Comment nourrissez-vous votre analyse ?

J’ai toujours essayé d’écouter plus que d’entendre. Donc j’écoute beaucoup, je lis beaucoup, y compris hors de mes sentiers battus car, malheureusement, la complexité du monde réside aussi dans le fait que chacun est de plus en plus centré sur son domaine d’expertise. Or je crois beaucoup à la vertu de la diversité − et pas seulement celle du genre mais la diversité de réflexion, de pensée, de compétences − pour la comprendre.

Où trouvez-vous cette diversité ?

Dans l’art et la culture – c’est d’ailleurs une des forces qui nous rassemblent en Europe. Je suis aussi aidée par mes enfants et mes petits-enfants, qui m’ouvrent leur monde. J’ai un fils passionné d’architecture de l’espace : il m’envoie en ce moment un tas de messages sur les télescopes, je lis, je regarde. Quand mon autre fils, qui a deux restaurants à Paris, me parle de ses problèmes de compte d’exploitation, de gestion de RH, là aussi j’écoute, j’apprends. Sinon, je relis « les deux Ulysse », celui de James Joyce, que m’a offert le Président de l’Eurogroupe, l’Irlandais Paschal Donohoe, et L’Odyssée d’Homère, et quelques livres d’économie qui, pour être honnête, ne sont pas littérairement aussi exaltants.

Comment reconstruire demain, insuffler l’espoir ?

Je pense que nous sommes à un tournant qui a été précipité par la guerre en Ukraine. Par son horreur, la violence de ce que vivent les familles sur place, elle a catalysé les prises de conscience et nous amène à réviser un certain nombre de priorités. Notamment en ce qui concerne la lutte contre le changement climatique, la nécessité d’accélérer la transition vers des énergies non fossiles et renouvelables. La guerre nous amène aussi à repenser notre rapport aux autres : imaginer qu’on est une zone de paix privilégiée et protégée pour toujours, c’est terminé. En termes économiques, cela signifie que nous devons nous demander avec qui nous faisons du commerce, et selon quels termes. Doit-on privilégier des sources d’approvisionnement exclusives ou se diversifier ? Je ne suis pas partisane de la « démondialisation », plutôt d’une néo-mondialisation qui sera fondée sur d’autres principes que le « toujours moins cher, toujours plus vite ». Je suis convaincue que la logique qui va s’imposer sera plutôt celle du « toujours plus sûr, toujours plus près ». Et que, dans ce contexte-là, l’Europe est très, très bien positionnée.

Car la crise du Covid a à la fois révélé et accentué le dysfonctionnement de la mondialisation…

Absolument. Si j’étais aujourd’hui un patron de petite, moyenne ou grande entreprise dont les pièces détachées arrivent des quatre coins de la planète, et que je constatais que les coûts de transport s’envolent, ou que la sécurité des approvisionnements dépend des règles de confinement appliquées par tel ou tel gouvernement, je pense que je regarderais à la loupe mon circuit d’approvisionnement. L’indépendance passe par une diversité d’approvisionnement et une sécurité liée à la proximité.

Comment inciter l’économie à devenir plus verte ? Quelle est votre marge de manœuvre ?

La doxa en la matière voulait que ce sujet n’entre pas dans le périmètre d’action des banques centrales. Quand j’ai été nommée à mon poste, il y a bientôt trois ans, je suis arrivée avec cette conviction que je ferais tout mon travail sur la politique monétaire, bien sûr, mais qu’il faudrait aussi compter sur moi pour intervenir sur les sujets du changement climatique et des femmes. Je l’ai d’ailleurs clairement dit au Parlement européen au moment de mon audition – et j’ai été confirmée donc j’en ai le droit, n’est-ce pas ? Grâce à l’intelligence et à la bonne volonté des membres du directoire de la BCE et des gouverneurs, et après beaucoup de travail de conviction, nous avons intégré la nécessaire lutte contre le changement climatique dans les fondamentaux de notre stratégie.

C’est-à-dire ?

Nous avons un plan de développement avec des objectifs, des calendriers, des équipes responsables de la mise en œuvre, et nous avançons. Au début du mois de juillet, nous avons présenté un certain nombre de modifications dans la façon d’intégrer la question du climat aux modèles économétriques que l’on utilise pour la politique monétaire car son impact est évident, notamment sur l’inflation. S’il y a de plus en plus de désastres climatiques, de sécheresses, de famines dans le monde, cela aura des répercussions sur les prix, les primes d’assurance, le secteur financier... Il faut en tenir compte.

Vous avez aussi engagé le verdissement de votre portefeuille d’actifs. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Cela veut dire que, lorsqu’à l’avenir on prêtera de l’argent à de futurs débiteurs, les garanties exigées seront plus importantes pour les actifs bruns que pour les actifs verts, dès lors qu’ils constituent un risque plus élevé.

Cela implique qu’il existe des critères d’évaluation éprouvés et exhaustifs…

C’est vrai. Nous disposons de systèmes d’appréciation et de notation que l’on développe en interne, que nous confrontons à ceux qui existent. Cela devrait aussi encourager les agences de notation à intégrer davantage ces critères. Le problème est qu’il en existe des dizaines, qui varient selon les pays. Certains sont organisés par secteur d’activité, d’autres par géographie… Ce que je vois arriver assez rapidement, c’est l’harmonisation et le renforcement de ces normes ESG.

Cela suffira-t-il à éviter le greenwashing ?

Là, c’est la branche supervision de la BCE qui interviendra : nous faisons déjà des tests de résistance mais il faudra ensuite passer aux choses sérieuses. La bonne volonté et la détermination de la SEC (l’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, NDLR) et d’Emmanuel Faber à tête de l’ISSB (Conseil international des normes extra-financières, NDLR) pour harmoniser les « normes vertes » vont nous permettre de faire un peu le ménage dans le greenwashing. On va passer à la fonction essorage.

Dans plusieurs pays du monde, on voit la société se scinder en deux. Vous l’avez répété plusieurs fois : le sujet vous préoccupe, notamment du point de vue politique. Que pouvez-vous faire à votre poste contre cela ?

Là où je suis, ce que je peux faire de mieux, c’est de faire baisser l’inflation pour revenir à une stabilité des prix, et donner un horizon. Après, il y a beaucoup d’autres choses à faire, qui sont du ressort des gouvernements. Dans un monde de plus en plus numérisé, il faut absolument que l’on équipe les hommes et les femmes de suffisamment de savoirs, de connaissances, et de maîtrise dans l’utilisation des outils. C’est évidemment beaucoup plus compliqué quand on grandit dans une famille monoparentale avec peu de revenus et peu d’accès à la technologie. Il faut réussir à restaurer cette égalité par l’école et c’est l’immense chantier auquel il faut, je pense, s’atteler.

La presse le titre partout : ces prochains mois, vous êtes « attendue au tournant ». Quelles sont vos boussoles contre la pression ?

Ma famille est un point d’appui et l’a toujours été. Il y a aussi cette devise que je tiens de mon passage par l’équipe française de natation synchronisée : « Serre les dents et souris » … Ça, ça marche toujours. Puis, je crois que ma foi en l’homme est inébranlable, ma Foi tout court aussi. Je l’ai déjà dit, c’est toujours l’amour qui sauve, et la confiance qu’on peut arriver à en tirer. Cela peut paraître mièvre dit ainsi mais c’est tout l’inverse : entourer ceux qui souffrent d’un maximum d’affection et d’amour, c’est ça qui compte le plus.

Votre leadership est, de l’avis général, votre atout majeur à la tête d’une structure complexe comme la BCE. Comment le définiriez-vous ? 

J’essaie d’être inclusive, de mettre autour de la table tous ceux qui peuvent participer. C’est ma façon de faire. J’ai grandi dans cet environnement-là. Quand vous êtes patronne d’un grand cabinet d’avocats d’affaires international (Baker McKenzie NDLR), vous êtes obligée de procéder ainsi, car, dans un univers d’associés, vous n’avez pas de pouvoir hiérarchique. Il faut que chacun puisse s’approprier les projets. Et je pense que c’est la meilleure façon de gérer des groupes et de faire avancer les choses. Je pense aussi être quelqu’un qui dit la vérité, même aux dirigeants. Quand, en tant que directrice du FMI, je me rendais à un G20, en général, on me faisait intervenir au début car je ne tournais pas autour du pot : je dis les choses comme elles sont et je ne m’embarrasse pas de trop de fioritures.

Sur vos étagères, vous avez placé une médaille à l’effigie de Ruth Bader Ginsburg, qui vous a été décernée. Comment avez-vous réagi à la décision de la Cour suprême des Etats Unis de mettre un terme à la protection fédérale du droit à l’avortement ?

C’est de mon point de vue une décision juridiquement argumentée catastrophique sur le plan de la société en général et des femmes en particulier. La défense du droit des femmes est un combat du quotidien et il faut toujours rester être en alerte, en veille. Je n’oublierai jamais Simone Veil qui, à la tribune en 1974 pour défendre son projet de loi, s’excusait, au second degré bien sûr, d’être une femme dans une assemblée d’hommes. On ne peut pas laisser les décisions fondamentales être prises par une grande majorité masculine, ce n’est tout simplement pas possible.

Que vous voudriez dire à nos lectrices ?

« Aidez-vous les unes les autres. »

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