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Entretien avec BFM Business TV

Entretien accordé par Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, à Hedwige Chevrillon, diffusé le 8 juillet 2019

Bonjour. Vous êtes une des personnes dont on a le plus parlé ces derniers jours ; l'actualité de la Banque centrale européenne a été très forte avec la proposition de la nomination de Christine Lagarde à la tête de la présidence de la Banque centrale européenne. Votre nom était cité. Comprenez-vous le choix qui a été fait ?

C'est un très bon choix. C'est un très bon choix parce que le parcours de Christine Lagarde, d'abord en France et ensuite au FMI à Washington, la qualifie tout à fait pour être présidente de la Banque centrale.

En quoi ?

Elle connait parfaitement le fonctionnement de l'économie mondiale et donc celui de la zone euro ; elle sait parler aux marchés financiers ; elle connait le fonctionnement institutionnel de la zone euro. Donc elle saura très bien faire.

Nous sommes à Aix où il y a beaucoup d'économistes. Vous êtes un économiste éminent, reconnu, réputé. Justement, on reproche à Christine Lagarde de ne pas être une technicienne de l'économie, ou de la politique monétaire. Y-a-t-il a de quoi s'inquiéter pour l'avenir de la politique monétaire européenne ?

Non. C'est un procès que l’on fait à Christine Lagarde, mais elle connaît très bien l'économie ; elle a dirigé le FMI ; elle a été ministre des Finances, donc elle connaît très bien les mécanismes de l'économie. Il y a par ailleurs - bien que ça ne vienne pas en substitution- d'excellents économistes à la BCE qui sauront l'accompagner, la conseiller et elle saura gérer cela très bien.

Oui le premier d'entre eux, en l'occurrence vous, Benoît Cœuré, vous allez être conduit pour des questions juridiques, de nationalité, à quitter la BCE et donc beaucoup s'inquiètent, je ne vous le cache pas, ici même, et disent : « si Benoit Cœuré, l'un des grands artisans de la politique monétaire actuel, s'en va, cela va laisser un grand vide au sein de la Banque centrale. »

Je quitte la Banque centrale européenne, le 31 décembre 2019, parce que mon mandat de 8 ans arrive à son terme. Christine Lagarde ou pas Christine Lagarde, je resterai jusqu'à fin décembre, jusqu'à la fin de mon mandat. À la BCE, il y a un chef économiste, mon collègue Philip Lane, ancien gouverneur de la Banque centrale d'Irlande, qui est un excellent macro-économiste et qui saura très bien piloter cela.

Le grand défi n’est ce pas la question de l'entourage, le futur entourage de Christine Lagarde ?

C'est un défi que chacun affronte en prenant de nouvelles responsabilités, bien sûr. Mais elle prendra les bonnes décisions.

Vous l'avez dit vous-même, vous allez quitter la Banque centrale européenne. Etes-vous êtes candidat à la direction générale du FMI ?

Non je ne suis pas candidat au FMI. Il y a de nombreux bons candidats. Ne me demandez pas quel est mon candidat préféré, parce que ce n'est pas à moi de faire ce choix. Ma spécialité, c'est l'Europe ; donc j'ai plutôt envie de rester en Europe et de continuer à servir l'Europe. On verra bien sous quelle forme ; il y a différentes manières de le faire. Mais je ne suis pas candidat pour aller au Fonds monétaire.

Lorsqu’on écoute les déclarations de Mario Draghi, on a le sentiment qu'il est plutôt pour continuer la politique de taux d'intérêt conduite jusqu'à présent par la Banque centrale, en l'occurrence une politique de taux très bas, qui suscitent pas mal d'effets annexes dont on va parler. Est-ce que, pour vous, la politique s'inscrit dans le long terme ?

C'est une politique qui a des effets annexes que l'on étudie, auxquels la BCE est sensible, mais c'est une politique qui est nécessaire. Pourquoi est-elle nécessaire ? Parce que notre objectif c'est de ramener l'inflation vers 2 % et nous n’y sommes pas encore. Donc, il faudra une politique monétaire accommodante tant que cet objectif ne sera pas rempli.

Mais s'il y a déflation…avec cette politique de taux d'intérêts ?

C'est une politique qui a créé des dizaines de millions d'emplois dans la zone euro, qui soutient l'activité, donc le retour de l'inflation vers 2 %, et qui est d'autant plus nécessaire aujourd'hui que l’on est confronté à un ralentissement de l'activité mondiale, des risques mondiaux importants -qui ne sont pas liés à l'Europe- qui sont liés à des tensions commerciales créées par divers pays et qui affectent la confiance. Dans cet environnement-là, nous avons plus que jamais besoin d'une politique monétaire accommodante. Le Conseil des gouverneurs a dit que nous étions prêts à réagir si de nouveaux risques négatifs à la baisse se matérialisaient. Donc, c'est une politique qui est nécessaire pour respecter notre mandat.

Mais de quels outils monétaires disposez-vous, si l’on a besoin d'une réaction ?

Nous avons utilisé différents outils jusqu'à présent : le pilotage des anticipations sur la politique monétaire, la « forward guidance » ; les taux d'intérêt qui sont très bas, et l’on a dit qu'on était prêts à les baisser encore plus si nécessaire - je précise toujours « si nécessaire » ; le réinvestissement de notre portefeuille de titres qui assure une présence très substantielle de la BCE sur les marchés. On pourrait d'ailleurs, hypothétiquement, recommencer des achats nets de titres, là encore, si les circonstances le nécessitaient.

Mais quelles circonstances ? Il y a beaucoup d'interrogations sur ces circonstances : est ce le niveau de croissance ? Le niveau d'inflation ? Le manque d'inflation ? J'ai utilisé un peu un gros mot - qui était le mot déflation- , je m'en excuse, mais en même temps, n’est ce pas une sorte d'épée de Damoclès ?

Il n'y a pas de déflation dans la zone euro ; nous ne sommes pas en train de discuter d’un risque de déflation. L'inflation est bien au-dessus de zéro. Le risque, c'est une accumulation de chocs négatifs qui nous écarteraient de notre objectif de 2 % : c’est cela que nous sommes en train de suivre, d'essayer de comprendre, notamment en fonction de la conjoncture internationale.

Certains s'inquiètent ici on en parle beaucoup- d'une possibilité d'une crise financière, même d'une déflagration financière, que ça soit court/moyen terme, je ne sais pas. Peut-être allez-vous nous fixer un horizon ? Y-a-t-il un risque d'éclatement de bulle ou de crise de liquidité à l'horizon ?

Il y a toujours des risques dans le secteur financier, et nous, banquiers centraux sommes payés pour nous en inquiéter. Le rôle des banquiers centraux, des régulateurs, c'est de s'inquiéter des risques. Notre première conclusion c'est qu'il faut maintenir et protéger le dispositif de régulation financière qui a été construit depuis la grande crise financière, depuis 2007/2008. Au fur et à mesure que le temps passe, on a tendance à oublier cette crise, et la tentation renaît - sous le poids des différents lobbies -, d'assouplir la régulation financière. Il faut résister à cette tentation d'assouplir la régulation, qu'elle soit bancaire ou financière en général.

Ensuite, il faut identifier les nouveaux risques. J'en vois deux -, il y en a beaucoup mais j'en identifierai deux : d'abord, le risque qu'une partie de la finance glisse du domaine bancaire au domaine non bancaire.

C'est déjà le cas…

Oui, c'est déjà le cas. La taille des banques est maintenant sous contrôle ; les grandes banques contrôlent beaucoup mieux le risque qu'avant la crise. Mais le prix à payer pour cela a été qu'une partie de la finance est passée dans un secteur non bancaire - fonds d'investissements, fonds monétaires, etc. - qui est régulé différemment, où l’on n’a pas les instruments dits « macro-prudentiels », c'est-à-dire - en bon français - de contrôle des bulles. Ces instruments-là, existent peu ou pas, dans la finance non-bancaire. C'est un enjeu de régulation, notamment pour le prochain cycle de régulation européen, dans les 5 ans qui viennent.

Vous pensez qu'il faut créer de nouveaux instruments de régulation de cette finance non-bancaire ?

Oui, exactement. Ensuite, le deuxième risque que je vois, - qui est de nature différente - est le cyber-risque, le risque lié aux cyber-attaques. Nous y sommes très attentifs à la Banque centrale européenne et ailleurs en Europe. Nous ne pouvons pas exclure que la prochaine crise financière vienne d'une cyber-attaque, soit sur une grande institution financière, soit sur une infrastructure financière. C’est notre priorité de prévenir ce risque

Une cyber-attaque ? Vous pensez que la probabilité est assez élevée ? Remarquez, c’est assez logique quand on voit qu'il y a déjà des cyber-attaques sur des entreprises…

Demandez à n'importe quel chef d'entreprise : des cyber-attaques il y en a des milliers par jour. On est testés en permanence, y compris à la BCE. C'est la vie des entreprises. Mais il y a des points de fragilité dans le système financier, il y a des infrastructures qui sont systémiques et qui peuvent être ciblées par des cyber-attaques. A la BCE, nous avons réagi en créant une enceinte - le Conseil européen de cyber résilience -, qui vérifie la solidité des grandes infrastructures européennes. On a aussi réagi au niveau du G7, avec il n’y a pas longtemps un exercice de coordination face à une crise cyber.

La BCE a-t-elle déjà subi une cyber-attaque importante, significative ?

On en subit des milliers de petites par jour, comme tout le monde…

Donc pas d’attaque « massive » ?

Pour l'instant, non, pas d'attaque importante, mais cela arrivera, et il faut que nous soyons prêts.

Vous parliez de cette finance parallèle qui devient de plus en plus importante ; il y a aussi énormément d’argent qui afflue dans le private equity : pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de rémunération ailleurs ? Est-ce un clignotant orange ?

Le private equity spécifiquement, non. Mais il y a d'autres domaines auxquels nous sommes attentifs, au niveau de la zone euro, comme les financements immobiliers. Il n’y a pas là de problème général, mais il y a des petits clignotants dans certains pays. Il y a aussi ce qu'on appelle - les leveraged loans -plutôt aux Etats-Unis qu'en Europe- mais qui commencent à devenir un problème global. Donc il y a un certain nombre de voyants qui commencent à s'allumer sur le tableau de bord mondial. Ce sont des signes de fragilité financière; nous y sommes très attentifs.

Et justement quand va-t-on avoir une crise financière ? A une échéance relativement courte ? Peut-être que le banquier central que vous êtes ne peut pas le dire…

Je ne sais pas répondre à cette question. Mon travail c'est de faire en sorte que le système financier soit le plus robuste possible. Au niveau des institutions financières elles-mêmes - c'est le travail des contrôleurs bancaires, donc de mes collègues à la BCE qui contrôlent les banques, qui vérifient qu'elles ont du capital, de la liquidité pour résister -, et au niveau des grandes infrastructures mondiales comme les systèmes de paiement ou les systèmes de compensation.

Il y a un grand débat économique sur le thème « puisqu'il y a des politiques de taux bas, il faut complètement revoir nos schémas traditionnels macroéconomiques », notamment porté par Olivier Blanchard, mais pas seulement... Olivier Blanchard ancien chef économique du FMI, que vous connaissez bien. Ne faut-il pas revoir nos critères macroéconomiques ? L'endettement ne peut-il servir - à condition que ça soit dans l'investissement des infrastructures ?

Je n'ai pas compris Olivier Blanchard comme disant qu'il fallait bouleverser de fond en comble nos modèles économiques. Au contraire. Ce que dit Olivier Blanchard c'est que dans le cadre de nos modèles traditionnels, il y a des curseurs, des paramètres qui ont bougé, notamment l'écart entre le taux d'intérêt et le taux de croissance, qui est très différent de ce qu'il a été par le passé et qui, dit-il, justifie une politique de ré-endettement d'un certain nombre de pays.

L’idée c'est que la politique actuelle conduisait t à avoir une politique budgétaire assez serrée, notamment en termes de niveau d'endettement...

Nous n’avons pas besoin de changer la théorie économique pour cela. C'est ce que dit la théorie économique standard, simplement les paramètres ont changé, les taux d'intérêt sont plus bas qu'avant. Je pense qu'il a, en principe, raison mais que c'est un diagnostic qu'il faut regarder pays par pays. Il faut regarder finement en Europe quels sont les pays où les taux d'intérêt vont être durablement bas en comparaison du taux de croissance. Je ne pense pas que des pays comme l'Italie ou même des pays comme la France soient dans ce camp-là ; il est vrai que les taux d'intérêt ont baissé, mais ils remonteront un jour ; et en face, nous avons des taux de croissance de long terme - des taux de croissance potentiels, comme disent les économistes - qui sont assez bas. Donc le diagnostic de la Commission européenne, comme le nôtre, à la BCE, c'est qu'il y a, en réalité, très peu de pays en Europe qui ont les moyens d'utiliser de manière active la politique budgétaire. L'Allemagne en fait partie, la France et l'Italie n'en font pas partie.

Peut-on rester durablement avec une politique d'intérêt si bas, et une épargne qui n'est plus rémunérée…

Oui, l'épargne est moins bien rémunérée, mais les épargnants sont aussi des salariés, des consommateurs : la politique de taux bas a permis de relancer l'emploi, de relancer l'activité économique, ce qui soutient aussi l'épargne.

Donc pour vous il n'y a pas de risque sur cette politique à long terme ? Pas de risque systémique ?

Il y a une politique monétaire qui est faite pour répondre à une situation bien particulière, qui est une situation de croissance faible, d'inflation faible. Cela ne doit pas durer éternellement. Il faudra, qu'un jour, il y ait une normalisation monétaire, mais la perspective de cette normalisation s'est un peu éloignée. Pourquoi ? Parce qu'il y a des chocs aux Etats-Unis, en Chine, dans le système commercial mondial, qui créent des risques pour l'économie mondiale. Donc temporairement, il faut retarder un peu cette perspective de normalisation, mais à long terme, la normalisation devra avoir lieu, j'en suis convaincu.

La question c'est le long terme, non ?

Ecoutez… on fait la politique monétaire avec les chiffres que l'on a. On constate aujourd'hui que l'économie mondiale ralentit, c'est cela qu'on voit.

Il y a aussi un point très important - parce que cela a et va avoir des effets extrêmement forts - ce sont les crypto-monnaies, et la fameuse Libra, la monnaie qui va être lancée par Facebook avec des gros investisseurs derrière. Vous présidez le groupe de travail sur ces monnaies : est-ce une menace ou au contraire une évolution par rapport aux monnaies traditionnelles ?

Il y a en effet un groupe de travail du G7, - c'est une demande de la présidence française du G7-, avec un premier rapport à la réunion du G7 à Chantilly dans une dizaine de jours. C'est aussi un sujet mondial, donc il y aura aussi des travaux au niveau du G20, du Conseil de stabilité financière parce que ça concerne tous les pays. Je pense qu'il faut une approche équilibrée de cette question. Il y a évidemment des risques, de dimensions très variées, et c'est pour cela que cette discussion est assez complexe. Il y a des risques liés à la lutte anti blanchiment, à l'anonymat des transactions, au risque que ces instruments soient utilisés pour des transactions illicites ; il y a des risques de stabilité financière ; il y a des risques liés à l'utilisation des données personnelles qui seront créées par ces transactions. Donc il faut une approche multidisciplinaire, et surtout il faut une approche qui est cohérente au niveau mondial, puisque ce sont des projets qui ont d'emblée une dimension mondiale. La différence entre ces nouveaux projets et les « fintechs » telles qu'on les connaissait traditionnellement, c'est qu’on regardait des petits projets dans ce qu'on appelle des « bacs à sable » réglementaires, et là, on a un éléphant qui rentre dans le bac à sable ! C'est ça le sujet. Donc il faut comprendre à quoi ressemble cet éléphant

Un éléphant, oui !

Il faut comprendre l'éléphant. Mais il faut aussi regarder les opportunités, les progrès qu'apportent ces technologies. Elles interpellent le système bancaire traditionnel qui n'a pas été assez rapide pour s'emparer des nouvelles technologies, notamment dans le domaine des paiements.

Ça fait plus que l'interpeller, ça peut le mettre en danger, non ?

S’il y a une innovation technologique qui permet de rendre les paiements internationaux moins coûteux et plus rapides, c'est une bonne innovation. Il faut que les banques réagissent et s'adaptent, mais l'innovation en soi est bonne. Et cela nous fait réagir nous aussi, banques centrales. A la BCE, nous avons, par exemple, des projets de paiement en temps réel. Nous avons maintenant à la BCE un système de paiement en temps réel, TIPS, qui est très peu coûteux et qui marche très bien. Il faut qu'on apprenne à interconnecter ces systèmes avec nos collègues des autres pays pour faciliter les paiements transfrontières. C'est aussi un aiguillon, une stimulation qui va nous permettre de travailler mieux.

Normalement ce sont les Etats qui frappent la monnaie. Qu’un groupe privé « frappe la monnaie » entre guillemets cela ne vous choque pas ?

Mais il ne s'agit pas de monnaie. Ce qu'on appelle les « stable coins » – les crypto-monnaies stables, en bon français…

C'est un moyen de paiement...

Ce sont des systèmes de paiement, des moyens de paiement, comme vous le dites, mais qui peuvent évoluer pour devenir, éventuellement, des instruments financiers, voire des instruments d'emprunt, de financement. Nous allons identifier toutes ces fonctionnalités, et pour chaque fonctionnalité, il faudra une régulation adaptée de manière à ce que les mêmes activités soient régulées de la même manière, quel que soit le vecteur technologique.

Donc pas d'inquiétudes sur ces monnaies ?

Mais ce ne sont pas des monnaies. Il n'y a qu'une seule monnaie dans la zone euro. Il n'y a qu'une monnaie qui a cours légal : c'est l'euro. Il n'y en a pas d'autre.

Merci beaucoup Benoit Cœuré d'avoir été avec nous, membre du directoire de la Banque centrale européenne, et qu'on va continuer à retrouver à exercer des fonctions au sein, en tous les cas, de l'Europe, en tous les cas c'est votre souhait, on l'a compris.

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